No sulphites added wine : the great debate

L’article du Decanter ‘No sulphites added wine : the great debate’ m’a beaucoup fait réfléchir. Pas qu’il soit polémique, biaisé ou fautif – il est plutôt poli, assez neutre de ton, teinté d’un conservatisme de bon aloi propre au Decanter -, mais qu’il m’ait obligé à m’interroger sur les fondements de ma vision, et de ma perception gustative, du vin, et du même coup du cidre, de la bière, de toutes ces boissons fermentées dont l’identité migre, s’affirme, se cherche… et souvent se trouve.

Jamais je n’aurais cru que cette jolie matinée de début d’automne 1995, passée dans l’escalier extérieur menant à l’appartement d’une néo-restauratrice, en compagnie d’un jeune agent en vins (Jean-Philippe Lefebvre, le Rézin lui-même, pour ne pas le nommer), allait changer à ce point ma vie, et influencer le monde de la restauration et de la consommation du vin chez le particulier. Je n’ai aucun mérite dans tout cela; je n’ai été qu’au bon moment, au bon endroit, avec le bon état d’esprit. L’important était à ce moment ce que M. Rézin avait entre les mains, ce que de très rares personnes hors France, voire hors les régions immédiates de ces producteurs, avaient eu la chance de déguster : un Morgon Côte du Py 1994 de Jean Foillard et un Fleurie 1994 d’Yvon Métras. Jean-Philippe était manifestement ébloui de son voyage en France, et de la rencontre de nouveaux vignerons un peu hors norme, qui avaient une chose en commun, mis à part l’amour de leur terroir et une rigueur de travail exemplaire : le désir de faire des vins le plus naturellement possible, sans produits œnologiques, et surtout, sans SO². Un anathème à l’époque, à tel point que la majorité des professionnels du milieu les considéraient comme des illuminés, voire des fumistes, et que la vinification de vins sans sulfites ajoutés était considérée impossible, de la véritable foutaise. Ils étaient quelques têtes fortes, sous l’impulsion de Jules Chavet, à tenter de retrouver une authenticité perdue, et à s’interroger sur ce que l’œnologie moderne avait apporté, et surtout enlevé, aux profils aromatiques du vin, et de surcroît à leur structure.

Jean-Philippe m’a fait goûter à l’aveugle ces deux vins : prévoyant puisque dans ses valises, et bien qu’il descendait tout juste de l’avion, il avait 2 coupes et un tire-bouchon, en plus des bouteilles. J’ai été sidéré : des vins fins mais d’une profondeur exceptionnelle, avec des textures et des ‘vibrances’ inhabituelles, identifiables comme du gamay, mais avec un profil aromatique beaucoup plus large que tout ce que j’avais goûté auparavant, dans ma jeune expérience de sommelier. Coup de foudre. Il m’a donc parlé de son voyage, de ses visites chez les deux vignerons en question, et chez Marcel Lapierre, Philippe Laurent (Gramenon), Claude Courtois, et de leur recherche de la pureté, de l’authenticité, et du refus de toute forme d’artifice (dont le masquage des arômes par la barrique neuve).

Il m’a demandé si je croyais que ce type de vins pourrait intéresser (je venais d’être engagé sommelier chez le défunt Laloux après un passage au Club des Pins, Martin Picard aux fourneaux, où j’avais créé une carte des vins entièrement consacrée aux vins d’artisans du sud de la France, majoritairement bio, et auparavant au Citrus, l’ancêtre du Toqué, Normand Laprise aux fourneaux, avec certains des premiers vins d’importation privée au Québec, où le ton d’une carte de vignerons-artisans avait été lancé) : je lui ai dit que j’y croyais dur comme fer, et que je lui achèterais la majorité de sa première allocation. Nous nous sommes serré la main et l’aventure a débuté avec les premiers vins nature au Québec fin 1995 et début 1996. Jamais nous n’aurions cru que ce tout petit début prendrait les proportions actuelles. Il y eut des hauts et des bas (dont une suite malheureuse de vins en refermentation, de casse protéïque, d’acidité volatile au plafond, et j’en passe), mais force est de constater que les hauts ont été beaucoup plus nombreux que les bas et que la tendance lourde a pris sa juste place.

La place des vins nature n’est plus à débattre. Les vins sont partout, un nombre sans cesse grandissant de nouveaux vignerons, et nouvelles vigneronnes, s’y adonnent. Ces vins, cidres, bières se retrouvent même à des lieux, et entre des mains, qui nous avaient démontré leur conservatisme. Il est devenu cool à tel point d’aimer les vins nature que le contraire est devenu ringard. L’omniprésence des réseaux sociaux, et leur prépondérance chez les jeunes, de toujours plus prompts à adopter la nouveauté et à s’éloigner du dogme de leurs prédécesseurs, a amplifié le phénomène. Et le nombre de vins nature de haut niveau n’a cessé d’augmenter. Un cercle, ou une spirale, que je qualifierais de vertueux. Hausse de 30 % des ventes de vins bio au Québec en 2019 et sous les mêmes eaux en 2020 (nous aurons les chiffres bientôt). Plus de 250 cuvées identifiées comme ‘nature’ en SAQ. Plus d’une vingtaine d’agences clairement identifiées comme pro-vins nature, plusieurs centaines de vignerons représentés et plusieurs milliers de cuvées disponibles chaque année.

Dès le début de ma ‘carrière’ de sommelier à la fin des années 1980 mon intérêt s’est tourné vers l’authenticité du travail. Je n’ai jamais été intéressé par les vins standardisés dont l’origine est difficilement identifiable. La mode des vins sur-extraits, hyper-concentrés, méga-boisés des années 1990 et du début des années 2000 m’a toujours laissé de glace. J’ai à certains moments froissé d’excellents dégustateurs en leur exprimant mon total inintérêt envers certaines cuvées bourguignonnes ultra-médiatisées, mais vinifiés selon la tristement célèbre méthode Accad, du nom de ce populaire œnologue : sulfitage agressif des moûts, longue macération pré-fermentaire à froid, levurage systématique, élevage en bois neuf, voire 200% bois neuf : du pinot ‘couleur syrah’ à mes yeux, et à mon palais, imbuvables. Ce ‘complexe de la couleur’ des vignerons bourguignons est maintenant résolu en grande majorité et la justesse reprend le dessus. Rousseau, Fournier, Leroy, Groffier, de Montille n’ont jamais été atteints de cette maladie.

Je n’ai jamais eu aucune affinité envers les vins de Cahors avant 2007, année où j’ai goûté les premières cuvées de Fabien Jouves, celui qui a affirmé les possibilités de finesse du malbec, et l’affinité de cette appellation avec la Bourgogne (qu’il exprime avec ses bouteilles bourguignonnes) : terroirs morcelés, sols variés, expositions multiples… Fabien a dé-sclérosé l’image de ce gros rouge qui tache, lui a donné de la profondeur en enlevant son enrobage de tannin, d’alcool et de rugosité. Une des premières choses qu’il m’a dites est qu’à sa sortie des cours d’œnologie à l’Université de Bordeaux il s’est empressé de tout oublier ses enseignements et de repartir à zéro.

Le SO² accuse les angles, encadre le vin, durcit et standardise les arômes et textures. 35 ans de dégustation, des centaines de milliers de vins (nous pouvons goûter de 200 à 400 vins dans une grosse journée de salon…) m’ont apporté cette certitude, purement empirique. Il peut être tout à fait bénéfique à petites doses dans certains cas lorsque la nature prend le dessus et donne une inflexion négative à un vin en devenir; mais son utilisation excessive casse toute expressivité.

Ce que cet article sur le SO² et son absence m’a fait réaliser de nouveau, c’est que la recherche de ces explorateur(trice)s est celle de l’expression : ‘a sense of place’ comme le disent les anglo-saxons. Que l’immense travail débute à la vigne, ce qui est une évidence, certes, mais qui est une recherche infinie. Ce que le (la) vigneron(ne) se demande : quel ratio feuillage-fruit dois-je trouver ici ? Ai-je vraiment besoin de traiter ? Comment dois-je amener ma plante à fructifier le plus sainement possible ? Et lorsque ce raisin est récolté, que dois-je faire avec celui-ci ? Pourquoi Frank Cornelissen trouve-t-il que ses rouges siciliens n’ont pas besoin d’être cuvés longtemps pour trouver leur expression la plus juste ? Que la plupart du temps, pour lui, comme le veut la formule de Mies Van der Rohe : ‘Less is more’ ? Qu’est-ce qui fait la force et l’originalité de Rayas, à Châteauneuf-du-Pape ? C’est d’avoir trouvé sur ce terroir exceptionnel (car oui il s’agit d’un terroir exceptionnel, pas de galets roulés, plus de silice) une expression juste : grenaches récoltés mûrs, vinifiés simplement en grappes entières et élevés en vieux foudres (ah ! tiens, comme l’Anglore, à Tavel…). Pas de concentration, pas de barriques, et un des plus grands vins du monde. Less is more.

L’expression, et là réside tout son intérêt, est dans la multiplicité de ses manifestations. La plus grande réussite du monde du vin naturel, selon moi, est d’avoir ouvert d’innombrables horizons. Le décloisonnement des arômes et structures a amené une réflexion plus poussée sur ceux-ci, à la base, chez le (la) vigneron(ne), mais aussi en aval, chez l’amateur(trice). Tous se posent la question : que puis-je faire avec mon terroir ? Est-il nécessaire que je fasse les vins que mes prédécesseurs faisaient, où dois-je aller voir ailleurs s’ils y sont ? Dois-je aller voir loin dans le passé, avant que le phylloxéra n’uniformise d’immenses régions vinicoles, et que l’œnologie moderne ne standardise les pratiques ? Ou au contraire dois-je aller résolument vers l’avenir et tout repartir de zéro ? Ce que le mouvement nature a créé est la liberté : tout est permis, en autant que cette permission soit celle d’une expression et d’une justesse.

Ils ont redécouvert la plus vieille tradition du vin : les blancs de macération. À l’origine, tous les blancs étaient de macération en grappes entières; la preuve ? les pépins de cépages blancs retrouvés dans des amphores datant de plusieurs milliers d’années. Et maintenant tout un chacun a goûté quelques vins orange, avec plus ou moins de plaisir. Courte macération, longue macération, fermentation avec ou sans les peaux, élevages sur ou sans les peaux… peu importe, le but recherché est là où les intentions derrière la démarche se situent. Radikon n’est pas meilleur ou moins bon que Zidarich ou Dario Princic. Tous se valent à ce niveau d’excellence. Pourquoi le pinot grigio devrait-il produire des vins anonymes, insipides, quand il est un des plus nobles cépages ? Laissons-le s’exprimer… Le Ramato (pinot grigio de macération) a depuis repris sa place, longtemps oubliée. En Alsace le pinot gris retrouve un caractère sec, coloré, affirmé.

Ils ont redécouvert la buvabilité et le pur plaisir de la soif. Certain(e)s se sont dit : j’aime les vins qui me désaltèrent, pourquoi dois-je aller jusqu’à la fin de mes extractions et faire des cuvaisons de 45 jours ? Sur ce terroir mes raisins rouges expriment de la fraîcheur et un fruité particulier, alors je crois que je devrais plutôt raccourcir mes temps de contact. Et maintenant les vins baptisés glou-glou sont légion, à tel point que bien des dégustateur(trice)s délaissent complètement les rouges de structure et de garde.

Ils ont redécouvert les cépages anciens : valdigué, mancin, castets, saint-macaire, sumoll, cartoixa vermell… ils ont replanté du chenin à Cahors et à Bergerac, ils vont planter du savagnin dans les Pyrénées. Les possibilités sont illimitées, le climat change et la soif est large, de même que l’inventivité.

Ils nous ont démontré que la personnalité est plus importante que la perfection de style. Certaines cuvées nature ont des particularités qui les éloignent des modèles : un exemple, les rouges avec une petit présence de CO² à l’ouverture. Le CO² étant un anti-oxydant naturel, et un puissant vecteur d’arômes, de nombreux vigneron(ne)s préfèrent ne pas utiliser de sulfites pendant la vinification, et garder dans leurs vins une partie du gaz carbonique produit par la fermentation pour les protéger. Plusieurs rouges natures sont donc légèrement perlants à l’ouverture. Un bon coup en carafe et le tour est joué : le gaz disparaît et les arômes explosent, les textures s’envolent. Ce n’est pas un défaut, c’est une façon de faire, une philosophie. Et d’autres fois, les acidités volatiles sont un peu plus élevées que la norme; bien intégrées, elles dynamisent le vin, l’élèvent en fraîcheur et en synergie. Goûtez les rouges de Partida Creus : les volatiles leur donnent un essor extraordinaire. 10,5% d’alcool, peu de couleur sur la cuvée VN, sept cépages anciens complantés, complètement atypique pour un rouge catalan. Et purement magique.

Ils ont démocratisé le vin, lui ont redonné ses racines paysannes. Loin derrière nous est l’époque empesée des sommeliers snobs avec le petit doigt et le nez en l’air. Ils ont retrouvé l’essence du plaisir simple de la bonne bouteille.

Je pourrais continuer ainsi des pages et des pages. Des milliers, des dizaines de milliers d’expressions fortes et nécessaires.

Expression et diversité sont les mots-clefs du vin nature. Il n’y a pas UN bon vin, UNE bonne définition. Le BON vin est multiple, divers, caractériel. On le savait un peu. Le merveilleux monde du vin nature nous l’a confirmé, haut et fort. Et il n’a pas fini de nous le confirmer.

Bonne soif !
https://www.decanter.com/learn/no-sulphites-added-wine-the-great-debate

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